Mr. Nobody – Interview de Jaco Van Dormael

écrit par jeanphilippe
le 29/12/2009
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Mr. Nobody – Interview de Jaco Van Dormael

Interview de Jaco Van Dormael avant la sortie de « Mr. Nobody »

photo 01=© Pan-européenne - Chantal Thomine Desmazures

Il est peu après 16 heures le mercredi 25 novembre quand nous arrivons au Warwick Barsley Hôtel, situé Avenue Louise, à Bruxelles. Nous sommes les derniers à l’interviewer ce jour-là, qu’il a passé à accorder des entretiens à différents médias belges. « Il », c’est Jaco Van Dormael, le réalisateur de « Toto le héros » et « Le huitième jour ». Il nous accueille avec un grand sourire en se présentant de façon très simple, se limitant à mentionner son prénom. On résiste à l’envie de lui dire qu’on sait pertinemment bien qui il est. C’est qu’il a réalisé ce qui constitue, à ce jour, le film qui nous a le plus touchés depuis que nous avons découvert la magie du cinéma : « Mr. Nobody ». Direction la cour vitrée de l’hôtel pour une interview-passion.

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Ardenne Web : Nous voulions d’abord vous remercier de nous accorder cet entretien. Merci d’avoir réalisé « Mr. Nobody », qui nous a vraiment beaucoup beaucoup touchés. Pour nous, « Mr. Nobody » est un film qui donne par excellence l’envie de faire du cinéma. J’aurais voulu savoir qui vous a donné, à vous, l’envie de réaliser. Quels films vous ont le plus inspiré ?

Jaco Van Dormael : Quand j’étais jeune, il y avait les ciné-clubs de minuit. Ils montraient une gamme de films qui reflétaient toute l’histoire du cinéma, qui ne passent que très rarement à la télévision aujourd’hui. Je pense que « Rachel, Rachel », de Paul Newman, est un des films qui m’a le plus marqué quand j’étais petit. Ce n’est pas un film très connu. Il n’a pas bien marché à l’époque mais il m’avait vraiment fait me poser des questions sur l’enfance, l’âge adulte, etc. C’est déjà un film sur les flash-backs en fait. Quand j’ai décidé de faire du cinéma, celui qui m’a le plus marqué, c’est « Le miroir », de Tarkovski. Je devais avoir 25 ans quand je l’ai vu. Puis je suis retourné voir toutes les séances. Ensuite, il y avait « Stalker », toujours de Tarkovski, dont j’ai été voir la première séance. Après environ 15 minutes, je me suis rendu compte, alors que j’adorais le film, que je l’avais déjà vu cinq ans avant. J’étais sorti de la salle tellement je ne captais pas. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que tu peux percevoir un film de nombreuses façons différentes. À une époque de ta vie, ça résonne, tandis qu'à une autre, ça ne résonne pas du tout. Il y a donc des choses qu’on voit, qui sont dans le spectre du visible, à une certaine époque de la vie. Et il y en a d’autres qui peut-être ne le sont pas, en fonction de ce qu’on vit.

A. W. : Vous parlez du thème de l’enfance. Est-ce que vous êtes d’accord si je vous dis que l’enfance est un des thèmes principaux, si pas le thème principal de votre œuvre ?

J. V. D. : Dans celui-ci, l’adolescence joue un rôle plus central quelque part. Je me suis centré sur l’âge des bifurcations. Celui des jeunes qui ont des histoires d’amour qui commencent quand ils ont 14-15-16 ans. Pour moi et, je crois, pour tout le monde, l’adolescence, c’est vraiment l’âge par excellence des bifurcations, des grands choix. Tout d’un coup, pour une raison que tu peux difficilement expliquer, tu choisis de faire médecine, de faire du vélo, d’aimer Marie ou d’aimer Anne. Il y a des tas de grands choix qui se font, sans trop savoir pourquoi. C’est une période qui m’intéresse beaucoup. Mais tous ces grands choix se font également tout au long de la vie. Ce qu’il y a d’intéressant dans ce film-ci au niveau de l’enfance, c’est que c’est à cette période de la vie que se pose la question des « pourquoi ? ». Pourquoi moi j’existe ? Pourquoi je suis moi et pas quelqu’un d’autre ? Pourquoi est-ce maman qui a mal et pas moi lorsque je la frappe ? Pourquoi est-ce que je vois les yeux de maman et pas les miens. Quand il est vieux, Nemo Nobody a toujours la même question mais il n’a pas de réponse. Et c’est peut-être ça le plus intéressant ! En tout cas, moi, c’est un peu l’impression que j’ai. Les seules choses que j’ai à partager sont des doutes et des questions. Je n’ai pas les réponses.

A. W. : Les rôles principaux sont interprétés par Jared Leto, Diane Kruger et Sarah Polley. Parmi les films dans lesquels ils ont joué, quels sont ceux qui vous ont le plus impressionné, le plus séduit ?

J. V. D. : Sarah, c’était ma première idée pour Élise. Je l’avais vue dans « The secret life of Words » et dans « My life without me » (N.D.A. : « La vie secrète des mots » et « Ma vie sans moi », deux films d’Isabel Coixet). C’était vraiment éblouissant. Elle a commencé à jouer quand elle avait six ans. Dans des séries, dans des films, etc. Et donc à 29 ans, elle a 23 ans d’expérience. J’estime que c’est une des plus grandes comédiennes au monde. Elle ne se fait pas mal en jouant. Elle a passé à peu près 15 jours à pleurer sur le plateau. Mais elle s’arrête quand on dit « coupé » et elle commence à pleurer à « moteur ». Et entre les deux, elle rigole. Le fait qu’elle ne se fasse pas mal était une des choses les plus importantes car cela lui permet d’aller plus loin et de connaître le chemin pour revenir.

Diane, je l’avais vue dans beaucoup de films. Elle nous a rendu un grand service. On avait commencé à tourner l’enfance avec une petite fille aux yeux bleus et aux cheveux noirs. À ce moment-là, la comédienne qui avait dit qu’elle faisait le film s’est désistée pour tourner dans un film américain. On s’est donc retrouvé sans comédienne à un tiers du tournage. Et Diane a répondu « oui » en 24 heures. En 24 heures, elle a lu le scénario, elle a dit « oui » et elle était à Bruxelles ! Elle s’est investie à fond dans le personnage, dans cette histoire d’amour, qui est probablement la plus équilibrée aussi, qui était très juste pour elle. C’est pour ça que Diane a ces cheveux châtain qui lui vont si bien.

Linh Dan Pham est la troisième. Je l’avais vue dans le film de Jacques Audiard « De battre, mon cœur s’est arrêté », où elle jouait le rôle d’une Vietnamienne. Je pensais que c’était une Vietnamienne mais on m’a dit qu’elle parlait très bien français, qu’elle habitait à Londres et qu’elle parlait par conséquent aussi très bien anglais. Je me suis dit que ça valait peut-être le coup de la rencontrer. Elle correspondait aussi très bien à ce personnage d’une femme qui donne tout son amour pour un homme sans la réciprocité mais qui ne lui fait malgré tout aucun reproche. C’est probablement le rôle le plus tragique du film.

Quant à Jared Leto, ce qui faisait que ça collait bien au rôle, aux différents rôles, c’est qu’il avait neuf Nemo différents, neuf vies différentes à jouer. Jared est un acteur de transformation. C’est quelqu’un qui adore ne pas se ressembler et interpréter de film en film des rôles où il se transforme complètement physiquement mais aussi dans la manière de parler, de bouger, de respirer… Ici, il avait l’opportunité de faire neuf Nemo différents dans neuf vies différentes. Il a la même enfance mais tous ses avenirs ont été différents et toutes ses vies l’ont transformé. Celle dans laquelle il se sentait le plus à l’aise, c’était dans le rôle du vieux, où on ne voit plus un centimètre de sa peau. Cette transformation a nécessité cinq heures de maquillage au début et quatre vers la fin. Et là, très étrangement, c’est la chose qu’il a faite avec le plus de facilité.

AW. : Le film a été tourné en anglais. C’était plutôt couillu comme choix. Était-ce une évidence ?

J. V. D. : Je crois que si le film avait été ancré dans le réel, je l’aurais fait en français dans des lieux que je connais.

A. W. : Pourtant, ici, vous avez tourné pour la troisième fois, pour votre troisième long métrage, à Watermael-Boitsfort, commune à laquelle vous semblez être assez fidèle…

J. V. D. : Oui, aussi ! Mais c’est parce que c’est un peu nulle part. Pour moi, ce n’est pas vraiment le monde réel. C’est trop délirant. C’est trop un univers de trains électriques et de jouets et visuellement très beau. Et donc ici, on n’est jamais vraiment dans une forme de réalité, mais bien dans des imaginaires différents. Ce sont toutes des vies qui sont imaginées soit par un enfant qui imagine le futur, soit par un vieillard qui essaie de se rappeler ce qui a bien pu se passer, soit par un homme adulte qui se demande quelle aurait été sa vie s’il n’avait pas fait ce(s) choix-là. Toutes ces vies sont légèrement décalées. On est davantage dans des mécanismes de pensée, dans des formes d’imaginaires que de réalités. L’anglais correspondait bien à ça. Quand on voit l’Angleterre, ce n’est pas vraiment de l’Angleterre qu’il s’agit. En plus, une partie du film a été tournée en Belgique ! Mais pour en revenir à ta question : l’anglais correspond à ça. Si c’était un monde concret, je l’aurais fait en français mais pour ceci, ça correspondait bien. J’avais envie de changer quelque chose, ce que permettait le tournage en anglais. J’aime bien les acteurs anglais et le cinéma anglais en général. Au niveau des adolescents, il y a une espèce de tradition de faire beaucoup de théâtre. Ça me donnait l’impression de faire quelque chose de nouveau tout en dormant à la maison la plupart du temps !

A. W. : Je vais vous demander à présent d’ouvrir une enveloppe qui contient neuf photos du film, d’en choisir trois et de nous dire ce qu’elles évoquent pour vous.

photo 03=« Dans l’enfance, toutes les couleurs existent. » Jaco Van Dormael © Pan-européenne - Chantal Thomine Desmazures

J. V. D. : Ce sont les trois petites filles sur le banc, devant lesquelles passe l’enfant. Il se sent un peu amoureux des trois et ne sait pas laquelle choisir. Elles ont trois robes de couleurs différentes : la rouge, la bleue, la jaune. S’il choisit la petite fille qui porte la robe jaune, il y a une vie qui s’ouvre à lui. Mais il s’agit d’une vie où pratiquement tous les décors sont en jaune et dont le rouge et le bleu ont disparu. S’il choisit Élise, qui a la petite robe bleue, il vit dans une maison bleue avec des murs bleus et tout est en bleu. Le rouge et le jaune ont disparu. Idem pour la petite fille en rouge. Ce sont aussi trois déséquilibres amoureux. (Il indique successivement la petite fille en rouge, celle en bleu, pour finir par celle en jaune.) Elle l’aime, il l’aime. Il l’aime, elle n’est pas tout à fait sure de l’aimer. Ou elle l’aime mais il n’est pas tout à fait sûr de l’aimer. Donc c’est un peu, mathématiquement, trois sortes d’équilibres ou de déséquilibres amoureux. Rouge, bleu, jaune.

photo 04=Jared Leto © Pan-européenne - Chantal Thomine Desmazures

C’est Jared Leto au début du film. Il pense qu’il a 32 ans mais on lui dit qu’il en a 115. Il est dans un avenir et se demande ce qu’il fout là. Il croit qu’il avait 32 ans la dernière fois qu’il s’est couché et qu’il vivait avec une femme qui s’appelait Élise. Et on l’appelle Nemo Nobody, l’homme qui ne se souvient plus de rien.
Celle-ci peut se regarder en tête-bêche : le point de vue de l’homme ou le point de vue de la femme qui ne vivent peut-être pas la même chose.

photo 05=Jared Leto et Diane Kruger ou Diane Kruger et Jared Leto, c’est selon © Pan-européenne - Chantal Thomine Desmazures

A. W. : Mais qui sont unis par quelque chose de très fort...

Une fois l’interview terminée, nous quittons l’hôtel en même temps que Jaco Van Dormael et faisons un petit bout de chemin avec lui. Arrivés à un feu rouge qui nous fait le plaisir d’être excessivement long, nous échangeons encore quelques mots autour du film et lui exprimons une dernière fois toute l’affection qu’on a pour son dernier petit bijou. Nous nous laissons même aller à lui proposer différents titres pour notre article proprement dit. C’est non sans humour que nous finirons par tomber d’accord sur celui que vous connaissez maintenant.

Propos recueillis pas Jean-Philippe Thiriart
jeanphilippe_thiriart@hotmail.com

GD
Lien vers Jaco Van Dormael's 'Mr. Nobody' will amaze… everybody!

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