PORTRAIT DE Jean-Jacques Rousseau, cinéaste belge

écrit par Anonyme (non vérifié)
le 14/02/2010
PORTRAIT DE Jean-Jacques Rousseau, cinéaste belge

Mais qui est donc cet atypique réalisateur belge, Jean- Jacques Rousseau ?
Question laissée en suspens fin de l’année 2009 à la fin de l’article sur le tournage de son dernier film « Karminsky Grad » à Marchienne. Chose promise pour cette année 2010 : son portrait. « Silence, on tourne ! ».
On m’avait prévenue avant que je le rencontre à Liège lors d’une soirée de projection de sa trilogie du docteur Loiseau suivie d’un casting pour Karminsky Grad : l’homme apparaît toujours masqué en public, d’une cagoule, d’un masque à gaz, c’est selon. Je m’attendais plutôt je l’avoue à un type arrogant, un provocateur. C’est un être profondément humain et curieux de tout de l’autre que je dévisage. S’il masque ainsi son identité c’est au même titre que les indiens et les celtes, afin que son âme ne lui soit pas dérobée. « J’espère d’ailleurs que le jour de ma mort, on me mettra une cagoule. » Ce qui me marque d’emblée dans ce regard- là, c’est son engagement, cette foi de l’esprit et des tripes en ce qu’il fait, ce cinéma qui semble toute sa vie. « Je suis né à Souvret. A la bibliothèque, mon père reprenait toujours les mêmes ouvrages, ceux de Jean- Jacques Rousseau. D’où mon prénom. Papa était très nerveux. Pour échapper à ses humeurs, maman m’emmenait tout le temps au cinéma. On allait revoir plusieurs fois les films…des westerns, de la science- fiction et de l’horreur. J’avais le cinéma en moi. Plus tard, j’ai acheté une caméra Kodak.
Ces quelques lignes biographiques sont issues du livre « Jean- Jacques Rousseau cinéaste de l’absurde », riche ouvrage qui déplie les facettes de l’homme et du cinéaste, sous la direction de Frédéric Sojcher, réalisateur de « Cinéastes à tout prix » - participation à la sélection officielle du festival de Cannes en 2004 - documentaire au titre explicite, dans lequel une large part est dédiée au travail atypique de Jean- Jacques Rousseau et de son équipe.
Cette étiquette qu’il semble se coller ou que d’autres lui attribuent aisément … : « cinéaste de l’absurde » me dérangeait quelque peu, tout comme cette impression ressentie entre les premières lignes de l’ouvrage cité d’une volonté à le prouver d’esprit sain, hors des sentiers de la folie. Aussi lorsqu’il m’a laissé un message téléphonique se présentant avec cette fois décollée l’étiquette : « Jean- Jacques Rousseau, le cinéaste belge », j’ai trouvé ce titre plus juste et honorable. Comme il le dit lui- même : « le monde n’est-il pas absurde quand on voit les grandes expériences nucléaires auxquelles se livrent les Chinois, quand on voit les centrales nucléaires qui sont en train de se dégrader partout en Europe et même en Asie, quand on voit la réaction de certains pays devant certains phénomènes ? Où allons- nous ? Ne sommes- nous pas l’absurde total ? »
Robert Tangre, membre du parti communiste et président de l’ASBL « Le Progrès » de Dampremy affine ainsi ses traits : « Sous son aspect déjanté il se révèle un amoureux fou du cinéma, engageant ses maigres revenus dans son rêve. Je découvre aussi un être inventif, en continuelle recherche, un homme au bon sens populaire, fier de ses racines, curieux de l’évolution de notre société, un humaniste, un homme de gauche, un vrai, un combattant antifasciste. »
Suite à cette « consécration » de son travail de longue haleine par le documentaire de Frédéric Sojcher et l’accueil reçu à Cannes, une série de personnalités du cinéma, dont Jan Kounen, Bouli Lanners, Benoît Poelvoorde, Bertrand Tavernier et Claude Miller se disent interpellés par les films et l’univers de cet être- là, par sa personnalité aussi, alors qu’il demeure inconnu d’un plus large public, et ne figure pas sur les listes officielles des auteurs du cinéma belge !
Le réalisateur Jan Kounen intitule « La pure passion » le portrait qu’il fait de Jean- Jacques Rousseau : « Il a dédié toute sa vie, son énergie, son argent personnel à la fabrication des films. Puisqu’il reste sans moyen, il a dû sans cesse réinventer le cinéma, repenser d’une manière totalement personnelle et créative les scénarios, les mises en scène. Il a mis sur pied son propre système artistique. Chaque étape de fabrication est orchestrée comme un happening : du casting des personnes qu’il rencontre dans le marché et à qui il souffle des répliques à interpréter à la présentation de ses films, en cagoule, devant le public.
Jean- Jacques Rousseau, enfant grandissant dans le souvenir familial des deux guerres, fils de la classe ouvrière de la région de Charleroi, était ouvrier maçon et il est actuellement employé au Centre culturel de Courcelles, La Posterie, dans la banlieue de Charleroi. Le directeur du Centre, Marc Leclef, lui a toujours permis de mener son œuvre de cinéaste parallèlement à son occupation d’employé. Il sera également le premier à le subsidier puisque chose étonnante, il lui faudra attendre l’après Cannes 2004 et le retentissement d’évènements tel L’étrange Festival à Paris pour que la commission du film belge francophone lui attribue pour la première fois un budget. Le budget des films depuis ses débuts peut aller de 250 euros (et même moins !) à 100 000 euro. L’argent provient aujourd’hui de la Communauté française, de mécènes et de gens qui aiment son cinéma.
« L’œuvre de Jean- Jacques Rousseau est magnifique car, ancrée dans sa forme et son contenu dans l’histoire d’un petit morceau d’Europe, elle est la preuve éclatante d’une insoumission aux diktats économiques et financiers, aux exigences technico- culturelles attendues d’un cinéaste « professionnel ». Cette œuvre est le symbole concret du refus de tout fatalisme ou renoncement…et pourtant il a filmé la bataille de l’Yser avec trois acteurs et une vache ! » (François André, membre du comité de rédaction de la revue politique et culturelle Toudi, dans « Jean- Jacques Rousseau cinéaste de l’absurde »).
Depuis 1964 jusqu’à aujourd’hui, sa filmographie est hallucinante : 39 films dont quatre longs métrages. Citons parmi eux : « L’étrange histoire du professeur Igor Yaboutich », « Le diabolique docteur Flak », « L’histoire du cinéma 16 », « Furor Teutonicus », « Irkutz 88 », « Wallonie 2084 » et à venir tout prochainement en 2010 : « Karminsky Grad ». Cet autodidacte est le cinéaste le plus prolixe de Belgique, réalisant plusieurs films chaque année en alternant courts, moyens et longs métrages, la vidéo, le 8 et le 16 mm, le noir et blanc et la couleur, toute l’ampleur d’une technique cinématographique qu’il a apprise seul et développée film après film.
« Le cinéma amateur, je crois que c’est la véritable enfance de l’art et que c’est une étude personnelle. A chaque film il faut se remettre en question. »
L’aube de son épopée cinématographique est marquée par la vision lors de son service militaire, dans le ciel nocturne des neiges allemandes, d’un personnage : Igor Yaboutich, garde rouge et révolutionnaire bolchévique. Il va incarner son génie, à la fois bon et mauvais, sorte de double de lui- même, représentant sa « possession » par le cinéma.
Il lui dédie son premier film, « L’étrange histoire du professeur Igor Yaboutich », aujourd’hui perdu car volé, en 8mm. Il s’agit du rendu brut et muet, de plusieurs heures de la réalité de la vie d’un café et de ses habitués. La séance de projection a rapidement dégénéré, les piliers ne supportant pas cette représentation aussi « brutale » d’eux- mêmes ! Dès le début, ses balises sont franchement marquées : il essaie d’utiliser le meilleur matériel technique qui est à sa portée au service de films qui sont des témoignages en direct de l’apprentissage du cinéma et de la création personnelle d’un langage à la fois singulier et universel. Il a dû pratiquer tous les métiers du cinéma, du plus technique au plus trivial : cadreur, éclairagiste, monteur, technicien à la postsynchronisation, directeur d’acteurs ; il a même été exploitant de salle afin de projeter ses propres films qu’aucun distributeur de la région ne voulait diffuser !
« Je reste persuadé qu’il a énormément de talent : c’est un conteur né ; il est également très fort dans la composition de l’image ; il a un imaginaire très étendu ; c’est aussi un excellent photographe. Dans les films où il est lui- même le cadreur, il a une réelle maîtrise de son art. Ce sont ses meilleurs films. » dit de lui son assistant réalisateur, Cimon de Syraine.
L’œuvre de Jean- Jacques Rousseau est ésotérique et visionnaire. Dans le film « Wallonie 2084 », réalisé en 2003, il imagine une invasion de la Wallonie par les Flamands. L’angoisse de l’actualité du moment devient force motrice et source de création pour le cinéaste. Dans « Irkutz 88 », de l’année 2000, risques nucléaires en écho à la catastrophe de Tchernobyl se conjuguent à la chute du mur de Berlin. Mais il n’y a aucune démarche didactique chez lui, il explore d’avantage une approche hallucinatoire et fantastique. Sa démarche est opposée à celle du cinéma du réel (des Frères Dardenne par exemple) parce que la réalité ne lui suffit pas. Soit par une invention débridée loin de toute vraisemblance scénaristique il fait émerger une poésie de la fantasmagorie, soit il allie à un réalisme extrême des touches d’humour et de non- sens.
« Je pense que mon cinéma, tout doucement, va vers un cinéma plus tragi-comique que tragique. »
Noël Godin, ami et acteur dans plusieurs films, l’entarte de cette auréole : « On peut trouver le cinéma de Rousseau très toniquement désolant, et très jouissif, et tout à fait jubilatoire… ses films mal léchés sont de la poésie, de l’authentique poésie candidement incandescente, de la poésie onirique sauvage très inconsciemment dévastatrice, de l’art splendidement brut, de l’écriture furieusement automatique. »
Mais au cœur d’un semblant d’incohérence, chaque film a sa logique propre, qui poursuit l’homogénéité paradoxale de l’univers de JJR. Si son film est l’expression d’un art brut à première vue, au fond il est étrangement sophistiqué. L’ensemble de l’œuvre se tient debout, se serre les coude. Dans chacun de ses films on peut retrouver des thèmes, des figures et des accessoires récurrents. Réapparaissent film après film des créatures humaines tels des savants fous, des sectes ou des sociétés secrètes, le mysticisme fumeux et l’occultisme, des scènes de torture ou de malédiction ainsi que le personnage de la femme soumise, victime ou dominatrice. De même l’ancrage dans l’histoire avec les mythologies occidentales et autres, et le spectre des deux guerres mondiales se répètent. Le nazisme est également très présent dans ses films. Ses films sont traversés par un rejet de tous les totalitarismes qu’ils soient politiques ou scientifiques malgré la fascination qu’ils peuvent exercer. Notons que cette région de Charleroi au passé industriel contient aussi un passé de luttes sociales, de mouvements de masse et de révolte qui se retrouvent toujours chez Jean- Jacques Rousseau.
« …c’est pour conjurer le mal. Je dirais que, dans mes films, je n’ai pas besoin de Frankenstein, de Dracula, du Docteur Jekyll et Mister Hyde pour faire peur. Pour faire peur, j’ai les nazis. Les gens ont peur des nazis. Vous prenez quelqu’un avec un uniforme noir, une croix gammée et des insignes SS, les gens vont avoir peur… »
Des accessoires qui sautent à pieds joints d’un film à l’autre : le casque à cornes, le masque à gaz, la corde.
Bref, un univers onirique et déstructuré, violent, halluciné, guerrier et misogyne. Assister à un film de Jean- Jacques Rousseau est décidément une expérience pour le moins troublante, comme le dit Frédéric Sojcher : « expérience dont on ne sort pas indemne. »
Quant à ses influences il est imprégné des premiers Spielberg et Lucas, les films de Kubrick, le cinéma expressionniste allemand des années 1920, les films de série B (ainsi que tout l’alphabet !).
Le cinéma est pour lui une religion laïque. Les rituels des tournages et de la présentation publique des films sont aussi importants que les films eux- mêmes. Chaque projet étant une nouvelle aventure, la troupe qui se constitue autour du « pacte du film » est au cœur du processus créatif. JJR est dans la pratique absolue d’un cinéma comme Art total. Il parvient d’ailleurs à fédérer des amateurs à ses côtés mais aussi des techniciens et d’autres réalisateurs. Au fil du temps les acteurs fidélisent leur participation et leur engagement à l’ouvrage du cinéaste, deviennent des amis et des proches, tels Noël Godin, André Stas, Nadine Monfils.
« Mes films sont faits de pures improvisations ! Il y a un scénario de base. Un synopsis d’une ou deux pages. Mais, au fur et à mesure du tournage, tout change. Vous venez pour jouer le rôle d’un officier de marine et au dernier moment vous serez l’éboueur. Pourquoi ? Parce que l’éboueur n’est pas venu. Il devait partir, il avait un rendez- vous chez le dentiste ou je ne sais quoi, et c’est vous qui allez tenir le rôle. Et pour votre rôle, on trouvera un type qui passe. C’est l’improvisation. Elle est reine dans mon cinéma. »
Jean- Jacques Rousseau ne donne jamais de scénarios à ses comédiens ! Le film se construit alors tout autant par le casting, par les improvisations et les intuitions en cours de tournage que par le choix des décors. Il fait du cinéma expérimental, un laboratoire de la création cinématographique.
« Les gens disent : « Rousseau ça ressemble à du Mocky, il prend les gens de la rue dans ses films », on me trouve un côté Ed Wood, rafistolé, un clou et une ficelle, un côté fellinien aussi, je prends des gens qui ne sont pas forcément beaux, je prends quelquefois des gens qui sont laids et aux beaux je fais jouer des rôles de laids. Si ça choque, c’est aussi par accident, je ne savais pas que j’allais choquer au départ. »
Comme figure à part entière dans ses films il faut mentionner la région de Charleroi, témoin d’un passé industriel glorieux et aujourd’hui laissée -pour- compte. Elle est à la fois décor et vivier d’acteurs puisqu’il ouvre son casting à tous, proposant ainsi de se projeter dans l’imaginaire et la participation joyeuse à un tournage.
Pour le critique de cinéma français, Jean- Pierre Bouyxou « Il est temps de le saluer comme un des réalisateurs les plus novateurs de l’histoire du septième art. Réinventeur du cinéma forain des âges héroïques, cet autodidacte possède tous les talents, cultive toutes les curiosités, s’autorise tous les culots.
Pour nous public, en ces temps froids et frileux, il est temps de lui tirer à ce Jean- Jacques Rousseau-ci notre casquette ou notre cagoule…et de devenir spectateur à tout prix !
MariVe

Tous les passages en italique sont issus du livre « Jean- Jacques Rousseau cinéaste de l’absurde », sous la direction de Frédéric Sojcher.
Mes plus chaleureux remerciements à Pierre S., Cimon de Syraine et Eveline Scrève pour leur accompagnement et leur générosité dans les récits.
A VOIR : le jeudi 22 avril à 20h à Bruxelles : projection par le ciné- club du cercle OPAC de l’ULB- Solbosch de Rock Mendès et de La revanche du Sacristain Cannibale, en présence de Jean- Jacques Rousseau.
Et à consulter évidemment le site officiel de Jean- Jacques Rousseau, abondamment nourri d’articles et d’interviews : www.infojjr.c.la

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