Houffalize. Histoire d'un bouc émissaire

écrit par ReneDislaire
le 06/04/2020

Houffalize. Histoire d'un bouc émissaire
Première partie. Le conseil des sages

C’était en 1918 ou 19. Comme partout dans le monde, la grippe espagnole sévissait à Houffalize.
Quatre ans auparavant on avait inauguré le cimetière sur la route de Liège. On ne s’attendait pas à l’entamer avec autant de fortune.
La grippe espagnole. La frayeur serrait tout le monde à la gorge. Chacun sentait remonter en lui les angoisses des grandes épidémies vécues par ses ancêtres.
Dans chaque rue, dans chaque famille, c’était le supplice de l’épouvante avant le martyre et la délivrance du trépas.
Ça sentait partout le cadavre autant que les tanneries.
***
Quelqu’un avait remarqué qu’un gros chien noir rôdait, à la tombée de la nuit, aux alentours de la maison du malheureux qui allait expirer avant le lever du jour.
Et aussitôt d’autres personnes affirmèrent avoir été elles aussi témoins de ce phénomène.
Or, à Houffalize, personne n’avait de gros chien noir, et pas de chien noir du tout.
S’il se rapportait que le chien noir avait été vu près d’une maison, un membre de la famille courait vite chez le curé, qui se précipitait pour donner l’extrême onction, c'est-à-dire qu'il venait apposer des saintes huiles sur le front de l’agonisant.
Une certitude s’imposa : le chien noir était une chimère, et la chimère un habitant malveillant, possédé du diable qui, une fois regagnée sa chaumière, recouvrait l’apparence humaine dont il s’était débarrassé pour accomplir sa course.
***
Le bourgmestre et ses échevins tinrent un petit conseil des sages, qui outre eux-mêmes comprenait les guérisseurs, le garde-champêtre, un menuisier et le fossoyeur.
Il y avait en effet dans la bourgade deux guérisseurs, qui avaient reçu un don transmis de père en fils depuis des générations.
C’était des hommes ordinaires, avec un métier ordinaire, qui savaient lire et écrire certes mais pas plus que les autres. Ils parlaient le wallon et quand, rarement, ils devaient s’exprimer en français, c’était laborieusement. Ils n’avaient aucune connaissance ni dans l’art de guérir, ni même de l’anatomie.

L’un guérissait les brûlures. Ces accidents étaient fréquents à une époque où la vie domestique méconnaissait la sécurité que le progrès a procurée : bébés ébouillantés, ménagères penchées au-dessus de l’âtre dont les longues robes et tabliers s’étaient enflammés.
Il suffisait que quelqu’un courût chez lui demander son secours. Sans bouger d’endroit, il fermait aussitôt les yeux et prononçait à voix basse des paroles secrètes. Et quand le commissionnaire rentrait de chez ce faiseur de prodiges, toute douleur avait quitté le corps du bénéficiaire, au moment même des invocations.

L’autre guérissait les hémorragies. Les hémorragies internes. On faisait appel à lui en catimini, lorsque le docteur avait quitté le moribond en susurrant à la famille que le prochain tintement des cloches serait pour le glas. Il étendait une main sur la partie morbide du corps : le ventre ou le thorax. En même temps il passait le pouce et l’index de son autre main sur les paupières du prétendu incurable, comme le geste qu’on accomplit pour clore définitivement les yeux d’un mort. De la chambre silencieuse montaient les prières familiales implorant le Ciel, mais le jugulateur de l’hémorragie ne priait pas ; on le disait d’ailleurs mécréant.
Sans se soucier de l’aspect du condamné, sans dire un mot, sans saluer personne, l’homme quittait la chambre et rentrait chez lui, ou retournait à son travail s’il avait été interrompu dans les activités de son métier.
C’est le lendemain qu’il apprenait par la rumeur si son grabataire était mort ou vivant, et s’il était vivant, c’était pour plusieurs ans.

Le garde-champêtre était bien bonhomme. Le fonctionnaire communal faisait office de juge de paix. Son uniforme n’en imposait qu’aux enfants. Il connaissait tout le monde, chaque maison, les heurs et malheurs des familles, leurs ascendances et leurs alliances. Ses arbitrages étaient toujours judicieux et respectés.

Le plus âgé des menuisiers avait été requis. Qui mieux qu’un menuisier accompagnait un mort de l’heure du trépas à celle de la fermeture du cercueil juste avant la messe des funérailles ? Et combien de fois l’avait-il fait sur sa vie ?
C’est le plus proche parent du défunt qui, dès le dernier soupir rendu, venait prévenir le menuisier. Souvent c’était l’épouse. Une seule parole : Il faudrait venir prendre les mesures de mon homme . Quel euphémisme ! Bien sûr que l’artisan savait à deux ou trois centimètres près combien mesurait son client, son ami. Mais ça faisait partie du rituel.
Il était en quelque sorte l’accompagnant psychologique de la famille, fort de son expérience d’avoir perçu les réactions des affligés dans tous les quartiers et de tout âge. Il savait parler de la mort.

Le fossoyeur, pareil. De lui on disait, et il ne l’avait jamais démenti, qu’il entrait en relation avec certains cadavres qu’il avait inhumés des lustres auparavant. Envoûté lorsque dans la solitude il poignait dans des restes décomposés, il lui arrivait d’être atteint d’émanations mystérieuses, ésotériques. De ces communications métaphysiques, il ressortait instruit de lugubres histoires.
***
Le conseil des sages imagina bien des stratagèmes.
Matoiserie classique dans la vallée : la figue. Il s’agissait d’une pincée de poudre d’un champignon vénéneux séché, l’amanite, mélangée à une boulette de viande. Cela suffisait à vous tuer un homme en quelques heures, a fortiori un chien.
On pensa bien sûr à un chasseur. Mais comment être sûr qu’il parvienne à abattre
le canidé malin dans l’obscurité ? Cela risquait de le rendre plus acharné encore à accomplir ses funestes desseins.
Un piège à renard ? Si l’animal rusé parvenait à l’esquiver, nul doute que le noir chien était aussi rusé qu’un goupil ardennais.
Ils convinrent enfin d’une manœuvre. Elle demandait la participation de tous les bouchers de la ville.
(à suivre)

René Dislaire © Houffalize, le 6 avril 2020

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