Charles Chaplin, plein auteur de 66 films entre 1914 et 1966 vu par Sylvio Le Blanc

écrit par admin
le 25/12/2007
Charles Chaplin

Chaplin : 30 ans déjà

Cela fera 30 ans ce 25 décembre qu’est décédé Charles Chaplin, plein auteur de 66 films tournés entre 1914 et 1966.
Né à Londres le 16 avril 1889, Charles connaît une enfance indigente. Charles père, alcoolique, trépasse en 1901; la fragile Hannah est souvent admise à l’asile et le frère aîné, Sydney, souvent parti au large (il est steward). Comme chez Charles Dickens – duquel Chaplin allait conserver «Oliver Twist» comme livre de chevet toute sa vie durant –, les douloureux souvenirs de jeunesse imprégneront l’œuvre chaplinesque.

En 1914, il crée son personnage resté dans l’imaginaire: Charlot, qui fera d’abord rire et puis aussi réfléchir. Roger Boussinot l’a bien cerné: «‘Le petit homme’, ainsi que Chaplin dénommait lui-même son personnage, est au premier abord la victime plus ou moins passive d’un ordre – ou d’un désordre – social qui le dépasse et l’écrase; mais le révolté gronde sous la victime et, tout au long de sa carrière, il n’a cessé, de plus en plus clairement, de plus en plus directement, de lancer de violents coups de boutoir contre la Société et ses mythes: l’Argent, l’Armée, la Religion, le Travail».[1] <#_ftn1>

«Charlot policeman» (1917) pratique le vol à l’étalage pour apaiser la faim d’une pauvre femme. Sur un bateau, «L’Émigrant» (1917) Charlot aperçoit enfin la statue de la Liberté; suit un intertitre: «Arrivée sur la terre de la liberté», puis des employés de l’Émigration encerclent vigoureusement les immigrés avec une corde, comme des bestiaux. Dans «Une vie de chien» (1918), Chaplin montre d’abord un chien petit disputer un os à une meute de chiens féroces, puis Charlot rivaliser férocement avec d’autres postulants pour un rare emploi. Le barda de «Charlot soldat» (1918) comprend un piège à rats et une râpe anti-poux. «Le Pèlerin» (1922) Charlot est un prisonnier évadé qui vole l’habit d’un prêtre, gagne bientôt une ville, y prononce un sermon fort apprécié, puis – séquence finale et célèbre – refoulé tant par les États-Unis que par le Mexique, il sautille le long de la frontière, un pied dans un pays, un pied dans l’autre, dans un no man’s land absurde. (Prémonition?)

Un an après le terrible krach de 1929, Chaplin achève «Les Lumières de la ville». Un millionnaire s’est pris d’amitié pour Charlot, qui l’a sauvé de la noyade, et accepte de lui verser l’argent nécessaire pour guérir la cécité d’une fleuriste dont le vagabond s’est épris. Le hic, c’est que le millionnaire ne se montre prodigue que lorsqu’il est ivre, alors que dégrisé, il ne reconnaît même plus son sauveur. Ce qui a fait dire à Dan James: «Il n’avait probablement jamais lu Marx, mais sa vision du millionnaire des «Lumières de la ville» est une image assez exacte des conceptions de Marx sur le cycle des affaires.»[2] <#_ftn2>

Au moment de faire son tour du monde en 1931, il déclare à une journaliste: «Les techniques pour réduire le travail et les autres techniques modernes n'ont pas été inventées pour le profit mais pour aider l'humanité dans sa recherche du bonheur.»[3] <#_ftn3> À une époque où la cinématographie ambiante est toute conçue pour faire oublier la misère et le chômage, Chaplin sort «Les Temps modernes» (1936), où Charlot est avalé par une chaîne de montage, alors que le directeur de l’usine lit d’un œil «Tarzan» et de l’autre surveille ses ouvriers sur un grand écran. Charlot se retrouve bientôt en prison… et n’en veut plus sortir. Éjecté finalement, il ramasse un chiffon rouge dans la rue et se retrouve inopinément à la tête d’une manifestation ouvrière. La fin du film reflète l’optimisme de la «Nouvelle Donne» (New Deal) initiée par Roosevelt.

Depuis que le IIIe Reich a interdit «La Ruée vers l’or» pour sémitisme (!), Chaplin réalise le danger que représente Hitler pour la liberté. Il est fasciné par une actualité qu’il se repasse sans arrêt et qui montre le dictateur descendre d’un train et exécuter un petit pas de danse. Il dit bien connaître le bâtard. Ne sont-ils pas nés à quatre jours d’intervalle? Ne lui a-t-il pas volé sa moustache? Il fera un film à son encontre. Le projet aussitôt connu, on se ligue contre lui (un sondage Gallup de l’époque révèle que 96 % des États-Uniens se déclarent hostiles à l’entrée de leur pays dans une guerre en Europe[4] <#_ftn4> ). Il est à peu près le seul cinéaste à oser se lever (malgré que les états-majors des majors états-uniennes soient quasi exclusivement constitués de personnes de confession juive, aussi incroyable que cela paraisse).

Chaplin termine le script du «Dictateur» le 1er septembre 1939, la journée même où Hitler envahit l’infortunée Pologne. Il est facile de reconnaître derrière les personna­ges d’Adenoid Hynkel, Garbitsch (une référence à «garbage»: ordure), Herring (hareng) et Benzino Napoloni[5] <#_ftn5> (Napoléon): Adolf Hitler, Goebbels, Göring et Benito Mussoli­ni. Dans le nom prêté à l'Allemagne – Tomania[6] <#_ftn6> – niche le mot anglais «mania»: manie, démence; dans celui prêté à l'Italie – Bacteria –: bactérie.

En 1942, voyant souffrir l’Europe et l’URSS, il milite pour l’ouverture d’un second front et lance devant dix mille personnes: «Je ne suis pas communiste, je suis un être humain, et je crois connaître les réactions des êtres humains. Les communistes ne sont différents de personne; s’ils perdent un bras ou une jambe, ils souffrent comme nous tous, et meurent comme nous tous. Et la mère communiste est la même que n’importe quelle mère.»[7] <#_ftn7> . Puis aux journalistes: «Mon patriotisme ne s’est jamais inspiré d’un pays ou d’une classe mais du monde entier.»[8] <#_ftn8>

Meurtrier en série sous peu guillotiné, «Monsieur Verdoux» (1947) répond à un journaliste outré: «Pourtant c’est l’histoire d’un bon nombre de grosses fortunes. Un seul meurtre fait un méchant, des millions un héros. Le nombre sanctifie, mon bon ami.» Chaplin confie à un journaliste: «Monsieur Verdoux pense que le meurtre est le prolongement logique des affaires.»[9] <#_ftn9> Puis écrira: «C’est un film contre la guerre et le vain massacre de notre jeunesse.»[10] <#_ftn10> Ce film lui vaudra de longs démêlés avec la censure.

Mise sur pied par le sinistre McCarthy, la Commission sur les activités anti-américaines voudrait le faire témoigner. Il déclare alors aux journalistes que si on le convoque il se présentera déguisé en Charlot[11] <#_ftn11> . (Dans «Un roi à New York» (1957), il se paiera les têtes des membres de cette commission tant honnie.) À une époque où la simple prononciation du mot «communisme» fait frémir, il prend fait et cause pour Hanns Eisler, un communiste allemand menacé d’expulsion des États-Unis, et demande à Pablo Picasso de mener une délégation d’artistes français à l’ambassade états-unienne à Paris pour protester.

Chaplin paie la note. Son fils relate: «Le petit chalet du tennis et la verte pelouse où autrefois mon père tenait une cour gracieuse étaient devenus déserts, le dimanche après-midi. Mon père fut l'homme le plus seul d'Hollywood, à cette époque.»[12] <#_ftn12>

En 1952, au moment d’être considéré persona non grata aux États-Unis, il déclare : «J’aime la liberté, ce qui ne saurait m’être reproché dans aucun pays libre.»[13] <#_ftn13> Dans son autobiographie, il écrira: «Des amis m’ont demandé comment j’en suis arrivé à m’attirer une pareille hostilité des Américains. Mon grand péché fut, et est toujours, d’être un non-conformiste. Bien que je ne sois pas communiste, j’ai refusé de suivre le mouvement en les détestant. Cela a choqué bien sûr beaucoup de gens.»[14] <#_ftn14>

Durant son long séjour, de 1912 à 1952, lui, le mime anglais, qui n’a jamais voulu de la naturalisation états-unienne, n’a jamais hésité à prendre position, par devoir, par humanisme. En 1972, on le fait sortir de sa tanière suisse et lui décerne un Oscar pour l’ensemble de son œuvre. On le presse alors de faire voir ses films au monde. Il s’exécute. Et c’est la découverte.

Quels films ferait Chaplin aujourd’hui? Je gage que Bush y goûterait, de même que les intégristes musulmans et les faucons israéliens. S’il vivait au Québec, il suivrait un chemin opposé à celui qu’empruntent 95 % de nos comiques et humoristes à la gomme, qui font rire jaune et pour rien. Il ferait des colères aux responsables de la SODEC et de Téléfilm Canada pour avoir subventionné des comédies idiotes, empêchant ainsi le talent d’éclore ailleurs, et leur enverrait ses œuvres complètes pour montrer ce qu’est une bonne comédie.

En 1989, à la Place des Arts, j’ai assisté à la plus belle projection de film de ma vie, à savoir celle des «Lumières de la ville», en noir et blanc, sur un support d’une netteté inespérée, muet, mais avec musique, jouée par un orchestre dans la fosse (en l’occurrence, I Musici). À deux pas de moi, sur ma droite, une jeune fille d’à peu près 15 ans; sur ma gauche, un vieil homme probablement décédé aujourd’hui, riant tous les deux aux larmes à la séquence dite du combat de boxe: Chaplin n’avait pas pris une ride.

Dans leurs analyses des «Temps modernes», les exégètes (dont Sadoul et Mitry) de Chaplin ont tous constaté qu’à la séquence du troupeau déferlant de moutons blancs se juxtapose celle du «troupeau» d’ouvriers fonçant à l’usine, faisant ensuite les rapprochements de sens qui s’imposent. Mais personne n’a remarqué, allez savoir pourquoi, que dans le troupeau de moutons blancs se profile un seul et unique mouton noir, qui semble suivre le troupeau, mais...

Il faut revoir l’œuvre de ce génie tragi-comique du cinéma, et se souvenir de l’humaniste, de l’«agitateur de la paix»[15] <#_ftn15> , comme il aimait à se qualifier lui-même.

Sylvio Le Blanc
Montréal (Québec)


[1] <#_ftnref1> Roger Boussinot, «L’Encyclopédie du cinéma», Bordas, Paris, 1967, pp. 311-312.

[2] <#_ftnref2> Cité par David Robinson dans «Chaplin, sa vie, son art», Ramsay, Paris, 1987, p. 310.

[3] <#_ftnref3> Cité par David Robinson dans «Chaplin, sa vie, son art», Ramsay, Paris, 1987, p. 290-291.

[4] <#_ftnref4> David Robinson, «Chaplin, sa vie, son art», Ramsay, Paris, 1987, p. 321.

[5] <#_ftnref5> «Napoloni», dans la vieille version doublée en français, et «Napaloni» dans la version originale.

[6] <#_ftnref6> «Tomainia», dans la vieille version doublée en français, et «Tomania» dans la version originale.

[7] <#_ftnref7> Cité par David Robinson dans «Chaplin, sa vie, son art», Ramsay, Paris, 1987, p. 328.

[8] <#_ftnref8> Cité dans «Lumière du Cinéma», volume 2, Paris, mars 1977, p. 53.

[9] <#_ftnref9> Cité par David Robinson dans «Chaplin, sa vie, son art», Ramsay, Paris, 1987, p. 340.

[10] <#_ftnref10> Cité par David Robinson dans «Chaplin, sa vie, son art», Ramsay, Paris, 1987, p. 348.

[11] <#_ftnref11> David Robinson, «Chaplin, sa vie, son art», Ramsay, Paris, 1987, p. 349.

[12] <#_ftnref12> Charles Chaplin Jr., «Charlie Chaplin, mon père», Gallimard, Paris, 1961, p. 295.

[13] <#_ftnref13> Dossier de presse de la Cinémathèque québécoise (Chaplin), coupure du 23 septembre 1952, origine inconnue.

[14] <#_ftnref14> Charles Chaplin, «Histoire de ma vie», Robert Laffont, Paris, 1964, p. 459.

[15] <#_ftnref15> Cité par David Robinson dans «Chaplin, sa vie, son art», Ramsay, Paris, 1987, p. 348.

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