Un homme debout, a Stavelot

le 17/02/2012
Un homme debout, Jean-marc Mahy

L’homme entre par l’entrée des spectateurs. Une même arrivée. L’homme dit, d’entrée de jeu- avant le jeu, avant de poser pied sur l’espace scénique- : « je m’appelle Jean-Marc Mahy, je ne suis pas acteur et pourtant je vais devant vous revisiter une partie de mon histoire. » Le plateau est nu au sol. Les murs sont quant à eux habillés de tissus, formant un goulot, une sorte d’étranglement sur le fond de scène où est suspendu un écran de projection. Ce qui compose une galerie de portraits sans identité, les visages ont les traits tatoués, inondés de dessins comme des labyrinthes, méconnaissables. Le sol nu et noir. L’homme- acteur puisqu’il a posé son pied sur scène pour y jouer une histoire, la sienne- trace et délimite avec du collant blanc un espace exigu, celui d’une cellule de prison dans laquelle il passera quelques dix- neuf années de survie.
Adolescent plongeant dans la délinquance. Délinquant placé puis déplacé, débarqué ainsi avant l’âge adulte en prison, évadé ensuite avec deux complices et devenu alors dans cette échappée aux prises avec la police un tueur malgré lui. Récit sur fond d’images lentes et floues d’un trajet urbain et nocturne. J’entendais ainsi l’histoire de l’homme, la vie de l’homme, la vraie. Et à l’écoute de ce documentaire peut- être pour la première fois je perdais toute fascination, tout fantasme du mauvais garçon, du gamin de merde, du truand. « Ah oui le fantasme de la petite bourgeoise… » me dit dans la nuit enneigée l’homme à qui je confie mon « deuil »( !). –« Je ne sais pas…si c’est : petite bourgeoise…cela me semble fréquent non, cet attrait… ? » Mais là ce soir sur mon siège de spectatrice, tombé en chute libre ! C’est vrai que j’avais peur aussi, je craignais qu’on nous la fasse la rengaine du « celui qu’a tellement goûté la vie jusqu’à la lie sombre et les enfers de l’humanité qui les a recrachés. » Donc au lieu de la figure « dorée » du rebelle de société je me prenais en pleine figure l’ennui, l’ennui profond qui semblait pisser de telles sorties de route : vol, prises d’otages, cavalcades et poursuites.
Et l’homme sur scène, debout et tantôt assis sur un tabouret, le capuchon noir relevé sur les yeux et le visage, il continue le documentaire de ce que fut sa vie en arrestation et en prison. Seul il se joue lui et il joue les autres, personnages du réel : les gardiens, le juge, l’avocat, l’aumônier, il joue à lui tout seul le système carcéral qui l’isolait du monde, de la société, des proches et de la famille, de la vie. Gestes répétitifs, devenus mécaniques de sa sur-vie : plaqué au mur, jambes et pieds écartés, à distance, bras levés, fouille et déshabillage, gamelle saisie de justesse entre les mains. L’homme n’est pas un bellâtre, il n’a même pas une sale gueule, il l’a bien spécifié d’entrée de jeu- avant le jeu : il n’est pas acteur. Jean-Michel Van den Eeyden, le metteur en scène n’a donc pas choisi le physique de l’emploi…( !) Un comédien professionnel aurait une de ces gueules à faire peur le soir en rentrant du spectacle ! Là un homme comme les autres. Alors là sans doute je me suis posé la question de la fréquentation nombreuse de la salle Prume à l’abbaye de Stavelot ce soir-là. Oui cela m’étonnait, comme cela m’a étonnée lors du festival des Vacances Théâtre l’été dernier que soit programmé un texte de Bernard- Marie Koltès, « La nuit juste avant les forêts » : le monologue d’un sans-abri…Qu’est-ce que cela peut bien raconter au public de Stavelot… ?...dans les rues nulle âme qui vive à survivre sur les pavés, et même si dans la nuit un homme était dehors à arpenter la petite cité, nul autre interlocuteur à qui se confier et se vider, nulle autre oreille pour écouter sa misère…alors quel relai avec la réalité d’ici? Quels relais entre les réalités multiples ?...surtout lorsque cette réalité représentée est de prime abord peu porteuse, ou porteuse d’ombres et de désordres (in-)humains. Qui veut humer ça, et comprendre ?! J’ai pensé que peut- être un tel spectacle, le même thème : l’histoire d’un homme en prison, debout, incarné par un comédien professionnel n’aurait pas attiré un public aussi varié. L’annonce du spectacle le spécifiait bien : il s’agit sur scène de l’homme qui vraiment, réellement a vécu cette histoire, pas d’un professionnel qui aurait cherché à représenter au plus près ce vécu carcéral. Un documentaire théâtral en quelque sorte. Une forme de « reality show ». Alors juste une curiosité, une avidité d’avoir sous les yeux, en vrai, les traits d’un « ex-taulard » ? Pour frissonner un peu, pour avoir sensation et montée d’adrénaline comme sur un champs de foire… ? Toutes ces questions qui me passent par la tête pendant que l’homme parcourt les lieux de la prison imaginés ici sur scène : sa cellule, la cellule d’isolement, le préau, les locaux des gardiens, de la fouille, des visites de l’avocat. Pendant que sur l’écran du mur de fond défilent les images d’archive des journaux télévisés : le portrait de l’homme debout à l’époque des faits, jeune homme de dix-sept ans. A quel moment je me suis rendu compte que je lui en voulais, à l’homme? à quel moment j’ai imaginé sa main agrippant l’arme de l’homme- policier, sur sa jambe et le coup partant ? à quel moment ? Peut- être pas un moment précis, peut- être l’accumulation de mots et de paroles sur les sensations physiques douloureuses, sur la torture du corps emprisonné…l’exiguïté du lieu, le silence, le rejet de la famille et des proches, le refus de la cigarette, les humiliations des déshabillages à répétition. Et à côté de cela l’apparente absence de conscience du corps de l’autre, de l’existence de l’autre. Sa disparition, sa suppression comme un détail. Alors il semblait que la prise de conscience de son propre corps naissait en emprisonnement, en négatif par le biais de la souffrance, de la brusquerie affligée. Au fil du temps, des années derrière les murs. Il fallait un contrepoids, un sens à cela. Et le voilà qui s’insinue à travers les barreaux : l’écoute de la radio, des émissions hebdomadaires, des voix retrouvées chaque semaine comme une fraternité qui accompagne, qui soutient, qui apprend et instruit- une tentative de suicide ratée, la lecture de grands auteurs, et parmi eux Verlaine, le poète et ses écrits formulés en prison donnait à l’homme, Jean- Marc Mahy, l’impulsion et la légitimité aussi de se mettre à écrire, de se re-lever pour devenir homme debout. Il parle des autres détenus, ceux restés dedans leurs actes et délits, couchés, de n’avoir pas trouvé ces sorties de secours. Il parle de cette rencontre avec un petit corps d’enfant venant à ses devants, la petite fille du policier tué, surgissement de la conscience de l’acte. Il quitte finalement le plateau, l’espace de jeu pour laisser place à l’après prison, à son présent : des images à nouveau de sa réalité actuelle d’homme debout : il est éducateur dans un centre pour jeunes délinquants, la vidéo le montre en discussion avec ces jeunes et le père de Corinne (je me souviens des informations relatant l’enlèvement de cette jeune fille avec son compagnon pour le vol de leur véhicule ; puis leur assassinat pour qu’il ne subsiste aucun témoin de cette affaire). Des victimes en somme assemblées pour mettre en avant la responsabilisation de nos actes, les choix que chacun peut porter. L’homme debout revient à l’avant-scène en « costume civil ». Il va finir son récit de vie ici, il fait part des mises en avant des fragments de vécu sur scène, au détriment d’autres. Il parle de théâtralité cette fois. Du théâtre qui ce soir me fait traverser tant de strates et de questionnements, qui est mouvance en permanence, je passe d’un état d’âme à un autre avec une rapidité incroyable, sans jamais m’attarder ni m’appesantir. Je suis persuadée même que le théâtre ce soir apporte une dimension d’humanité qui irradie comme un cheminement dans la réalité ne peut le faire. En cela l’homme dit qu’il ne reviendra pas saluer, par égard et décence pour ses victimes. Un geste d’une incroyable force. Un geste debout. Et la scène reste vidée de sa prison, et pleine de sens !
Marie- Laure V.

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