Paul Delsemme, 90 ans, le plus jeune prisonnier de guerre houffalois
Il a le langage égal comme l’est son caractère, et châtié comme ceux qui l'ont appris de Léon Daulne et des speakers de l’INR.
Paul Delsemme ne raconte pas la guerre. Il ne répond pas aux questions. Il laisse filtrer les confidences que lui permet sa pudeur.
D’emblée sa mémoire vous frappe, comme pour vous envoyer dans les cordes. Comme pour dire : «tu viens m’éprouver ? à la veille de mes 90 ans, je t’attends… »
Et c’est ainsi que tout démarre, « tu » à la clé, entre Houffalois qui ne se sont jamais rencontrés.
La mobilisation en 39 ? La déclaration de guerre en 40 ? Malin, Paul me sonne avec autant d'uppercuts que sont des dates, des numéros de régiments et de compagnies. Avec les noms, dans l’ordre, d’une vingtaine de villes belges où les Chasseurs Ardennais en débâcle se sont à vélo, à pied, en camion ou en train, dispersés, réunis, démantelés, rassemblés, disloqués, regroupés, jusqu’à ce que l’émiettement soit massé en colonne de mille et de mille par la balayeuse allemande.
Ils marchent, et après un détour par la Hollande, c’est Bochum. A Bochum, c’est le dépouillement de tout objet personnel. Puis le train vers l’inconnu, qui s’affichera enfin: c’est Nuremberg.
Un camp de sélection, qui durera 15 jours : « ils nous avaient capturés, ils étaient nos maîtres, nous n’avions qu’à nous tenir dociles ».
Les cartes d’identité sont estampillées : tout fuyard contrôlé ne pourrait donc désormais présenter qu’un papier mouchard, ou pas de document du tout !
Et c’est en Bavière que Paul va passer le plus gros de ses cinq ans de captivité. A travailler d’abord bien souvent dans des fermes, par groupes de quelques hommes. « Il y avait aussi une fabrique de porcelaine toute proche : j’étais parfois du nombre des ouvriers, une bonne cinquantaine. Des sentinelles nous accompagnaient à chaque navette, car nous dormions au camp. J’aimais mieux d’aller dans une ferme, car là au moins on avait quelque chose à manger. Et les contacts étaient plus humains ».
Au fur et à mesure que les Allemands perdaient des hommes, et que s’amplifiaient leurs besoins, l’organisation Todt ballotta Paul de travaux en travaux de plus en plus exigeants : construction d’un chemin de fer et de routes, d’infrastructures dans un aéroport, d’un pont métallique à boulonner sur la Vistule ; piocher des tranchées, galérer dans des scieries, une sucrerie, différentes usines où l’on fabriquait Dieu sait quoi. Et chaque soir, des sentinelles le ramenaient dans le périmètre barbelé d’un stalag. De jour en jour, les Allemands devenaient des cerbères plus implacables, leurs sujets des automates plus asservis.
23 janvier 1945. Son camp de Prusse est évacué, en raison de l’approche des Russes. Et du 23 janvier au 21 mars, dans une colonne de plusieurs milliers de zombies, dans des conditions indicibles, Paul va marcher, marcher, marcher chaque jour sans arrêt. De nombreuses nuits, on dort sans abri à même le sol dans des champs couverts de neige ; le matin, seuls se lèvent ceux qui ne sont pas des cadavres gelés. Les Allemands obligent à marcher pour marcher : ils repasseront deux, trois, quatre fois par les mêmes sites.
Un bouche à oreille leur parvient, alors qu’ils sont reclus sous la menace de miradors à la frontière du Danemark. Les sentinelles s’enfuient. Les survivants vont être libérés de la rogue infortune. Par les Anglais. Ouf, pas par les Russes : la crainte de tous.
C’est la liberté, mais c’est dans les installations du stalag qu’il faudra attendre le rapatriement. Ce qui sera pour Paul le baptême de l’air…
Sa guerre a duré plus de six ans.
Dans son discours, jamais Paul ne dira « prisonniers de guerre » : mais « P.G. », ou « en captivité». C’est ainsi qu’au fil des ans par des mots il est parvenu peut-être à adoucir ses pénibles souvenirs. Jamais non plus il n’a prononcé le nom de « boche ».
Il a le langage égal comme l’est son âme…
Sa carrière, Paul la fera comme douanier. D’abord quelques années à une frontière guère réjouissante : Manderfeld.
Puis installé à demeure à Florenville, sa cheminée fumera dans la Gaume badine.
René Dislaire © Houffalize
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