Nuits chaudes de Bruxelles

écrit par jf.kreutz
le 04/12/2017
Nuits chaudes de Bruxelles

Et voilà, les frigos sont pleins, les tables et le sol sont propres, il est vingt heures, je peux ouvrir.
Depuis quelques mois, j'ai trouvé un "petit boulot" qui me servira à me payer mes études!

Mes parents ne se doutent pas que depuis qu'ils m'ont laissée revenir en Belgique, la somme qu'ils me versent mensuellement couvre tout juste la location de mon petit kot. Je ne leur ai jamais dit que je devais travailler pour assumer les frais de nourriture, d'habillement, de matériel scolaire (d'autant que le matos photo et celui de développement et impression ont de prix exorbitants!).

J'ouvre les portes de "mon" petit bistrot de nuit, dans le quartier africain (que l'on n'appelle pas encore Matonge) de Bruxelles. Très vite arrivent les habitués, des chauffeurs de taxi qui viennent faire leur pose et déballent leurs tartines, ou commandent une ration de poulet sauce tomates préparé par le patron. Nous finissons par nous connaître, et ils me racontent leurs vies, leurs familles, leurs pays d'origine et leurs boulots. S'il y a dans toutes les religions des modérés et des extrémistes, la plupart de ces clients ont une vie pépère, fréquentent les mosquées, font leurs prières… mais ne crachent pas sur une bonne bière belge! Nous devenons copains.

Puis la "faune nocturne" débarque et emplit l'établissement: des musiciens qui aiment manger un bout avant d'aller "ambiancer" ailleurs, des "Belles-de-nuit" qui viennent se réchauffer un peu, et racontent les demandes extravagantes de leurs clients, avant de réaffronter les froids trottoirs d'Ixelles, ceux qui arrivent de Paris pour aller dans les boîtes de nuit et attendent l'heure d'ouverture, les "macs" suffisants, véritables vitrines de bijouteries…

Un jour, débarquent trois ou quatre jeunes types accompagnés d'une petite dame aux longs cheveux foncés, vêtue alors que le temps est clément, d'une veste fourrée. Ils s'installent dans un coin et discutent en sirotant leurs boissons. La petite dame vient au comptoir et me dit "N'ayez surtout pas peur!". Je ne comprends vraiment pas de quoi elle parle et lui demande de quoi je devrais avoir peur… Elle pointe du doigt le grand blond assez séduisant et me dit "Vous ne l'avez jamais vu à la télé? Il n'est pas méchant, vous savez!". Je n'ai pas de télé, et lui demande de m'expliquer de quoi elle parle… Elle semble soulagée, n'explique rien et se borne à dire "Vous ne nous avez pas vus, n'est-ce pas! Et vous n'allez pas téléphoner à la police dès que nous sortirons!" et regagne leur table…

Ce n'est que quelques années plus tard que je comprendrai, en voyant le journal télévisé chez des copains. On y parle de l'arrestation de Patrick Haemers, son parcours criminel et l'enlèvement du ministre Paul Vanden Boeynants… Je reconnais vaguement le grand blond Haemers, mais sa compagne me saute aux yeux: elle porte toujours la même veste fourrée, malgré la chaleur brésilienne!

Un moment chaud fut le jour ou un client me demande de lui servir un morceau de poulet, et tout en mangeant, il m'insulte, car pour lui une femme n'a pas sa place dans un bistrot, car elle doit rester chez elle. Il dépasse les bornes à un point tel que je lui enjoins de payer et de partir. Derrière son dos, les chauffeurs me font signe de rester calme… Le type sort un billet de son portefeuille, le trempe dans la sauce grasse du poulet et me le tend. Mon sang ne fait qu'un tour: je prends le billet et le lui colle sur le front. Il semble estomaqué par ma réaction et je profite que la stupeur le pétrifie pour l'empoigner par le col et le mettre dehors. Les taximan me disent alors que c'est bien la dernière personne avec qui j'aurais dû me colleter, car ce type qu'ils connaissent bien, n'a pas toute sa raison et peut être dangereux: beaucoup en ont peur. Il est givré à un point tel que certaines mosquées l'interdisent!

La fin de la soirée se passa bien, et à minuit le patron descendit prendre la relève, car je ne devais pas louper le dernier bus de minuit vingt. Je m'apprêtais à sortir quand un taxi s'arrêta devant la porte, et son chauffeur vint me dire qu'ils avaient vu le "fou" qui m'attendait au coin de la rue, armé d'un couteau. Les chauffeurs s'étaient concertés et organisés pour me conduire et ramener de la maison au bistrot, le temps qu'il faudrait, car ils estimaient que je devais être protégée. Ce cirque a duré près d'un mois, jusqu'au jour où mon agresseur potentiel a déménagé dans une autre ville… (Je vous remercie et pense encore à vous, taximan de l'époque, mes protecteurs!)

Ha, nuits chaudes de Bruxelles, à l'époque où l'on sortait, où la ville vivait, où l'on ne connaissait que quelques petits accrocs pour une multitude de petits bonheurs!

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Portrait de jf.kreutz
Jeanne-Françoise Kreutz