Une histoire d'aigle, pas à Pathmos, mais à Houffalize

écrit par ReneDislaire
le 15/11/2010
Il terrasse le dragon

L’Aigle de l’église de Houffalize, au cou démesuré, n’a jamais baissé la tête.
Pourtant, il a failli la perdre.
Nous parlons de l’aigle-lutrin, considéré comme le plus beau joyau de Sainte-Catherine.
Les spécialistes s’accordent sur la date de la fabrication, la deuxième moitié du XIVe siècle, et sur la signature de l’oeuvre, de Jean-José de Dinant.
Une merveille inestimable.
Dans les années 1890, l’aigle vécut une histoire rocambolesque dont les rebondissements et détails remplissent plus de 20 pages de l’Histoire de la ville de Houffalize publiée par le Cercle Segnia.

L’effet du tram
Le tram tapageur avait contribué à l’accroissement démographique de Houffalize.
Sainte-Catherine devenait incapable de contenir le surcroît de population.
L'abbé Barthélemy, doyen de 1881 à 1899, conçut le projet d’agrandir l’église, et ne s’attacha même plus qu’à cela.
Il écrit : « Il n’y a pas à le contester, une église trop petite est le plus grand malheur qui puisse, au point de la foi, exister dans une paroisse. De là proviennent le manque de piété dans le lieu saint, l’indifférence religieuse, la désertion des offices et des sacrements, l’impiété, la perte de foi et toutes les conséquences qui en résultent
(…) pour les malheureuses victimes ». Il fallait agrandir l’église. Donc trouver des
fonds. Donc vendre le lutrin.

Le tourment des dilemmes
Que de problèmes de conscience ! Soit le lutrin filait entre les mains d’un inconnu Dieu sait où, soit l’Etat achetait le lutrin, afin qu’il ne s’expatrie pas.
Il fut même question d’en faire un fac-similé, qui aurait été plus beau que le vrai dont trois plumes abîmées avaient dû être restaurées.
De quel côté agrandir l’église : supprimer une écurie au nord ? ou amputer le cimetière au sud ?
Enfin, pour faire court : les intérêts spirituels prévalent-ils sur un objet matériel ? Un bloc de laiton vaut-il une messe ?

Ça grenouille plus que dans un bénitier
On n’imagine pas le nombre de démarches et de péripéties vécues par le projet.
Conseil communal et conseil de Fabrique, le doyen bien sûr, le Gouverneur et la députation permanente, des intermédiaires parfois douteux et leurs clients, des hautes personnalités de l’évêché, des architectes, des politiciens régionaux, divers comités et commissions, des ministres de l’Intérieur, de la Justice, de l’Agriculture s’échangèrent des politesses, parfois au picrate, durant de longues années.

Là où Raeymaekers se fait maquignon
En 1893, l’artiste éclairé qui chérissait tant Houffalize faillit réussir une médiation avec 23.000 francs à prix comptant. De rumeur en rumeur, il se dit que l’aigle allait ainsi poser les griffes dans la chapelle particulière d’un marquis, à Boulogne.
Mais pouvait-on prendre le risque de céder un bijou de famille à un étranger ?
L’aigle fut estimé à 25.000 francs, tantôt marchandé dans les 23.000, 15.000, 10.000,
7.000, et même bradé jusqu’à 5.000 francs.

L’aigle prend son envol, puis se reprend…
Aux fins d’expertise, et pour que les enchères puissent se faire sur une place un peu plus cotée que Houffalize qui n’a jamais été Deauville, les « pour » firent prendre le tram puis le train pour Bruxelles à la créature biblique.
Ouf ! pour les « contre » quand on apprit que le colis était revenu, à enlever au dépôt de la gare. Moyennant remboursement du prix du port : 21 francs, que la commune avança en grinçant des dents.
Mais les discussions continuaient.
La vente de l’aigle aurait pu donner à l’église une envergure de 625 places supplémentaires.

Un fantôme à la rescousse
Le songe d’une personnalité, peut-être fictive, repris par le tout puissant journal L’Avenir du Luxembourg, fit grand bruit.
Un des moines de l’abbaye de Houffalize disparu depuis des lustres lui était apparu avec des cheveux longs et blancs comme ceux d’un cygne.
Il venait de Cowan par la route vers le Poisson, une béquille d’un côté, un bâton de l’autre.
Le Seigneur lui avait donné la permission de revoir les lieux de sa vie monastique.
Horreur. Tel lieu de piété était devenu un hôtel pour touristes, et tutti quanti.
Le vieux moine parla avec véhémence, pour rivaliser avec les orateurs qui péroraient dans tous les cabarets de la ville. Ou « sous le chaume et sous l’ardoise », est-il relaté.
Le faiseur de songe aperçut alors, derrière le religieux revenant, des nymphes qui se baignaient dans le ruisseau de Cowan.
Il se réveilla, et sa parabole fit tache d’huile.

Les « contre » ont gagné, mais…
En septembre 1899, André Robert, curé de Muno, fut nommé doyen à Houffalize.
Il réalisa l’agrandissement de l’église, sans que l’aigle intervînt.
Il écrit toutefois, non sans amertume après l’échec: « le lutrin reste colloqué, comme un meuble gênant et inutile, dans un coin du chœur (…). La paroisse aurait grand tort de s’obstiner à ne point faire profit d’un objet qui ne lui sert en rien, qui, en cas de vente, serait remplacé avantageusement (note : par une reproduction) et dont le produit serait employé (…) »

René Dislaire ©

Du même auteur:
Liens: Jean Pecourt, sculpteur houffalois du XVIIe siècle, son saint Sébastien...

Trois articles, chacun peut être lu indépendamment l'un de l'autre, ou dans cet ordre:
* 1. Saint Sébastien, autel de Ste-Catherine à Houffalize : Jean Pécourt - 2017
* 2. Le St-Sébastien de Jean Pécourt : Houffalize rencontre l’homoérotisme. Jean Pécourt - 2017
* 3. Houffalize. Un culte gay-friendly? - 2017

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